A l’âge adulte, il arrive qu’on emprunte une trajectoire bien différente de celle de nos frères et soeurs, en dépit de la proximité qui peut unir une fratrie. Peu importe les liens que l’on entretient enfants : adultes, deux frères peuvent suivre des voies tout à fait opposées. Subhash et Udayan auraient pu être jumeaux tant leur ressemblance physique est grande : leurs silhouettes et leurs voix sont semblables, mais quinze mois et leurs personnalités les séparent. Subhash est raisonnable, discret et sérieux, quand Udayan est aventureux et rebelle. Tous deux en revanche sont studieux et font la fierté de leurs parents. Dans le quartier de Tollygunge, à Calcutta dans les années 40 et 50, chacun sait que les enfants Mitra iront loin.
Et Subhash ira loin, littéralement : à la fin des années 60, il décide de poursuivre de brillantes études aux Etats-Unis, dans le Rhode Island, alors qu’Udayan reste au pays, immergé jusqu’au cou dans les mouvements rebelles qui secouent le pays. Quand Subhash mène une vie frugale d’étude sur un autre continent, Udayan, lui, s’intéresse à la politique et au social, et se met en danger, basculant progressivement dans l’illégalité et l’extrémisme. Jusqu’au jour où Udayan est tué, et que Subhash doit rentrer précipitamment en Inde pour assister aux obsèques de son frère et rencontrer sa veuve.
C’est un grand roman que Longues distances : délicieusement dense, le récit de Jhumpa Lahiri, lauréate du prix Pulitzer, dessine au travers des vies des protagonistes un demi-siècle d’histoire indienne. Lorsque nous suivons l’enfance des deux frères, nous découvrons un pays jeune, en pleine construction. L’indépendance est toute récente, mais l’euphorie de cette victoire s’estompe déjà face aux déchirement de la Partition. Les descriptions d’un Calcutta encore très marqué par la domination britannique mais en pleine mutation sont particulièrement réussies. Jhumpa Lahiri ne s’attarde pourtant pas dans de longues pages descriptives : elle nous montre ce que nous avons besoin de savoir par petites touches, à travers les souvenirs des deux frères. Là est probablement son génie narratif : il suffit d’une excursion clandestine ratée au Tolly Club, vestige de l’Empire britannique, pour que le lecteur comprenne le passé de Calcutta, et la manière dont il continue d’influencer le présent.
Plus tard, le lecteur découvre un pays à la situation politique complexe, bouleversé par le mouvement naxalite et les tensions religieuses à travers un double filtre : le regard engagé d’Udayan et celui, distancié et plus neutre, de Subhash. Celui-ci se construit une nouvelle vie loin de Calcutta, dans le Rhode Island, petit état de l’est des Etats-Unis. A cette occasion, Jhumpa Lahiri écrit de très belles pages sur l’exil et le déracinement. Peu à peu, Subhash, puis Gauri, sa nouvelle épouse indienne s’américanisent. En témoigne une scène très symbolique montrant Subhash découvrant les saris et les corsages de Gauri lacérés et ses cheveux tranchés net, les cheveux longs étant probablement un des biens les plus précieux d’une femme indienne à l’époque… Pourtant, ils ne se sentent pas toujours à leur place, malgré la bienveillance du milieu universitaire dans lequel ils évoluent.
Puis, la tragédie vient frapper la famille Mitra. Le lecteur reconstitue les événements comme un puzzle, Jhumpa Lahiri écrivant plusieurs scènes vécues du point de vue de plusieurs des protagonistes principaux, mais ne les distillant qu’au compte-goutte. On a le cœur authentiquement serré pour les proches d’Udayan, fauché en pleine jeunesse. On a la sensation que les personnages principaux, Subhash et Gauri, sont passé à côté de leur vie, comme s’ils étaient morts en même temps qu’Udayan. Au terme du récit, difficile de ne pas être ému par cette sensation de gâchis, par ces conflits irrésolus, cette tristesse latente…
Longues distances est un excellent roman, pour lequel nous avons eu le coup de cœur. Jhumpa Lahiri montre avec grand talent le clivage entre Etats-Unis et Inde, pays incarnés par chacun des deux frères, et la manière dont des individus peuvent essayer de se reconstruire après un deuil. C’est un récit hautement ambitieux, qui se veut à la fois une vaste fresque politico-sociale et un roman intergénérationnel qui court sur plusieurs décennies. Le résultat est une réussite à tous points de vue, et un roman dont on devrait parler davantage !
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