Qui n’a pas un jour éprouvé la douleur de l’écart entre ses idéaux de jeunesse et la réalité de sa vie ? Comment s’en accommoder ? Négociant pour une multinationale chinoise, Paul Deville se sent bien éloigné de ses rêves d’antan : inventer un nouveau système économique qui supplanterait les capitalismes financiers et d’entreprise. Alors, à défaut d’avoir trouvé un moyen de changer le monde, il poursuit des chimères littéraires. Courir après les ombres, le dernier roman de Sigolène Vinson, raconte cette quête, mais aussi celle d’hommes et de femmes qui refusent de renoncer à leurs rêves et cherchent, chacun à leur manière, une façon de vivre dans un monde en bouleversement : un titre nostalgique pour un roman où poésie et rêve restent des trésors inaliénables.
« Ô saisons, ô châteaux ! Quelle âme est sans défauts ? » écrivait Rimbaud dans Une saison en enfer. Expatrié depuis des années, sans attache, Paul Deville pourrait avoir le sentiment d’avoir vendu son âme : amoureux d’une Afrique qu’il contribue à faire disparaître, épris de beauté, ce cœur pur négocie pourtant pour le compte de la Shangaï Petroleum, Chimical and Mineral Corporation les ressources de pays africains. Il participe ainsi à la mise en place du Collier de perle, nom donné à cette tactique expansionniste répandant un chapelet de bases navales là où se trouvent les matières premières nécessaires au développement chinois. Conscient que ces pratiques commerciales sont en train de détruire l’équilibre de toute la région, Paul s’accroche à ses rêves, à contre-courant du matérialisme de son travail. Avec l’aide de Harg, témoin fidèle, il est en quête de trésors : des manuscrits improbables, ceux peut-être écrits par Arthur Rimbaud à Aden. Poésie, grâce ou illusion ? Paul s’accroche à l’idée que le poète n’ait pas cessé d’écrire à 20 ans, qu’il ne soit pas uniquement devenu cet homme mercantile et assoiffé de richesses. Mais si le marchand d’armes était resté poète, Paul trouverait-il le repos de son âme ? Ces ultimes et hypothétiques manuscrits parviendraient-ils à le satisfaire ? Quels trésors cherche-t-il réellement en voulant comprendre « ce que les écrivains laissent derrière eux » ?
Dans cette chasse aux trésors particulière, Paul Deville partage avec le poète ambitions paradoxales, goût de l’aventure, fuite, et désir d’un ailleurs, d’un monde meilleur. Chez Paul, s’ajoute la peur de devenir fou et de faire peser sur les autres le joug de sa folie et de ses idéaux perdus, comme il l’a vu faire par son père. Est-ce une des raisons qui le poussent à courir les mers sans jamais se fixer ? Une jeune pêcheuse somalienne, Mariam, qui porte le prénom de la dernière compagne de Rimbaud, voudrait pouvoir le retenir. Elle aussi aime la mer, elle s’y bat avec un minuscule canot contre les géants de la pêche intensive, avec pour toute arme son envie de vivre. Pour survivre, devra-t-elle se plier aux règles effrayantes d’un monde qui la dépasse ?
Dans ce golfe d’Aden qui a toujours fasciné les aventuriers, les écrivains et les rêveurs, s’affrontent valeurs et intérêts, hommes et requins, pirates et migrants dans un combat inégal. Mais aussi « douleur d’être » contre besoins essentiels… Profits et alliances économiques y déterminent le nouveau visage d’une région aux richesses pillées, où se profilent drames écologiques et humains. De cette atmosphère de catastrophe annoncée, une certaine nostalgie se dégage comme l’écho de consciences tourmentées.
Avec justesse et sensibilité, Sigolène Vinson réussit à donner vie à ces toutes âmes perdues : idéalistes, résignés, rêveurs, ambitieux, tous ceux qui veulent leur part de bonheur dans ce monde. Une galerie de personnages attachants par leurs faiblesses et leurs combats : Harg, apprenti-pirate, Cusk qui rêve d’un Eldorado, Mariam, l’indomptable qui se dit « roi », Louise qui porte le mal-être imprimé à l’intérieur d’elle-même, et Chang qui veut le confort et la réussite à l’occidentale. Tous sont un reflet de la personnalité de Paul, autant de facettes d’un même rubis.
Montrant une réalité géopolitique et des enjeux économiques peu traités en fiction, Sigolène Vinson dresse le portrait lucide d’un ordre mondial impitoyable, où les idéalistes ont du mal à trouver leur place et à garder le cap de leurs rêves. Son écriture riche et pleine de finesse, alterne les points de vue, composant une mosaïque de regards sur un continent contrasté et lumineux, avec une distanciation qui contribue à donner un charme indolent, poétique et décalé à ce roman, où l’Afrique, si elle était un personnage, pourrait conclure avec ces mots de Rimbaud :
(…) que d’heures des nuits j’ai veillé, cherchant pourquoi il voulait tant s’évader de la réalité. Jamais homme n’eut pareil vœu. Je reconnaissais, -sans craindre pour lui, -qu’il pouvait être un sérieux danger dans la société.
-Il a peut-être des secrets pour changer la vie ?
Non, il ne fait qu’en chercher, me répliquais-je.
Enfin sa charité est ensorcelée, et j’en suis la prisonnière (…)
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