Willa Cather est un des grands noms de la littérature américaine du siècle passé. Elle a d’ailleurs obtenu le prestigieux prix Pulitzer en 1923. Pourtant, son oeuvre reste relativement méconnue en France. Cette année, les éditions Rivages traduisent ainsi pour la toute première fois Saphira, sa fille et l’esclave, le tout dernier roman de Willa Cather.
Celui-ci nous transporte en Virginie, en 1856. Les Colbert n’ont rien d’une riche famille du sud régnant sur une plantation prospérant grâce à leur centaine d’esclaves. Ils sont certes plutôt aisés, mais ils ne possèdent pas de plantation, tout juste un moulin que M. Colbert fait tourner lui-même, avec le renfort d’une poignée d’esclaves, compris dans la dot de Madame. Dans une région encore relativement au nord, le foyer des Colbert, avec sa dizaine d’esclaves, fait même office d’exception. Nous sommes loin de la situation des O’Hara au début d’Autant en emporte le vent ! Les Colbert sont plutôt bienveillants, mais cela n’empêche pas la terrible réalité de l’esclavage, insidieuse, de se révéler au fil des pages.
Willa Cather nous la montre par petites touches : ici, une menace de vendre la fille pour mieux faire travailler la mère, ou là, la peur sourde d’une jeune esclave de se faire violer par un des membres de la famille en visite, dans l’indifférence générale… La situation des esclaves du Moulin, sous un vernis de civilité et de paternaliste, reste extrêmement précaire. Certes, ils ne sont jamais battus, ils ne sont pas harcelés par un contremaître sadique, et Saphira, la maîtresse de maison, leur offre même un cadeau à Noël… La belle affaire ! Mais ils sont bel et bien pieds et poings liés : même lorsque M. Colbert envisage d’émanciper un de ses esclaves, devenu par la force des choses son bras droit, celui-ci panique car il sait qu’il ne pourra entretenir sa famille, tout qualifié qu’il soit, car les Blancs le paieront une misère au regard de sa couleur… A cette date, il ne semblait y avoir aucune solution viable pour les esclaves des Colbert. L’idée de l’abolition de l’esclavage semble bien lointaine.
Nous sommes cinq ans avant la guerre de Sécession et la génération des Colbert semble ne pas envisager la fin de l’esclavage, même si M. Colbert, au fond, réprouve : cependant, il n’irait pas se battre pour ses convictions. Il préfère mener une vie simple, sans ennuis, et surtout, il n’irait pas à l’encontre des idées de sa femme. Rachel, en revanche, la fille des Colbert, a le regard tourné vers l’avenir, et s’avère prête à tout pour aider Nancy, la fameuse « esclave » du titre.
Nancy est jeune et belle : avant elle, sa mère, sa grand mère et même son arrière-grand-mère étaient esclaves au service de la famille de Saphira. Elle a longtemps considéré Saphira comme une mère de substitution, et celle-ci le lui rendait bien… jusqu’à ce que, prise d’une jalousie mal placée, elle décide de prendre la jeune fille en grippe. Il suffit de l’arrivée de Martin, le jeune neveu de M. Colbert, pour que l’existence de Nancy bascule. Le jeune homme la poursuit de ses assiduités. La tension grimpe, et le lecteur se surprend à craindre les instants où Nancy sera seule, à la merci du jeune maître… La jeune fille est impuissante : elle ne peut se protéger du neveu du maître, qui a tous les droits. Et si Saphira voit quelque chose, elle cache bien son jeu…
C’est avec beaucoup de talent que Willa Cather nous fait pénétrer dans le quotidien d’une famille usée, à l’aube de la guerre civile : c’est la fin de toute une époque qu’elle nous révèle sans surenchère et avec beaucoup de réalisme. Les Colbert incarnent à eux trois les différentes postures de l’époque au regard de l’esclavage : la mère est une esclavagiste convaincue, la fille une abolitionniste et le père, indécis, n’ose s’avouer véritablement que l’on doit mettre fin à l’esclavage. Nancy, elle, aura le courage d’envisager de changer de vie, loin de tout ce qu’elle a toujours connu et de ses proches. Un roman très fort. Un grand merci aux éditions Rivages d’avoir tiré ce texte de l’oubli !
Saphira, sa fille et l’esclave, Willa Cather. Rivages, 2015. Traduit par Marc Chénetier.
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