Virginie, 1856. De l’avis de tous, Saphira Colbert a fait une mésalliance : elle qui était issue d’une grande famille, propriétaire d’esclaves qui plus est, et bien introduite dans la haute société a épousé un homme de peu, sans grande ambition, un meunier ! Quelle étrange union que celle des Colbert ! Sur leurs terres, l’époux fait tourner le Moulin, et va jusqu’à y dormir, pendant que sa femme règne en maître sur la maison et leur dizaine d’esclaves.
Des enfants et des années plus tard, Saphira Colbert n’est plus que l’ombre d’elle-même. Devenue infirme, la vieille femme continue pourtant à tenir sa maisonnée d’une main de fer. Dans sa ligne de mire, la jeune Nancy, une mulâtresse jeune et belle, dont la famille sert celle de Saphira depuis quatre générations. Autrefois, Saphira Colbert avait beaucoup d’affection pour Nancy, dont la mère, Till, est une esclave hors-pair, avec une distinction toute européenne, acquise auprès d’une gouvernante du vieux continent. Mais la jeune fille l’agace désormais.
Triste destin que celui de Nancy, désormais privée des bonnes grâces de sa maîtresse et victime des assiduités du neveu du maître qui lui tourne autour, effrayant et pressant, qui n’attend qu’une occasion d’être seul avec elle pour lui sauter dessus. Et que peut faire la jeune Nancy ? Elle est noire, il est blanc, dans l’Amérique esclavagiste de 1856. La maîtresse ne voit rien, ou ne veut rien voir, et le maître est trop accaparé par son moulin pour vraiment se rendre compte de la situation. Tout juste voit-il que le neveu Martin est bien désagréable, et semble décidé à s’incruster chez eux ad vitam aeternam… Seule la fille, Rachel, veuve, prend sur elle d’apporter son aide à la jeune Nancy…
C’est la fin d’une époque que nous montre Willa Cather avec ce texte fort et intime, qui nous plonge dans le quotidien d’une famille comme il en existait probablement des centaines à l’époque. Saphira, sa fille et l’esclave nous montre qu’au sein même d’une famille, on peut ne pas percevoir l’esclavage de la même manière. La mère, Saphira, est clairement esclavagiste : elle est habituée à posséder des êtres humains et ça lui semble normal. La fille, Rachel, est une abolitionniste prête à entrer dans la clandestinité pour permettre à une jeune esclave d’accéder à la liberté. Et entre les deux, le père semble perdu. Bien qu’il réprouve l’esclavage, il reste statique et ne fait rien dans un sens, ou dans l’autre. Il incarne à lui tout seul la mentalité de toute une époque, en quête de changements mais pas forcément prête à se battre pour les obtenir : l’Amérique n’est pas encore tout à fait mûre, mais l’est presque… la guerre de Sécession se profile à l’horizon.
L’esclavage, quant à lui, se révèle dans toute sa perversité : sous couvert de leur prodiguer le gite, le couvert, une protection et des cadeaux à Noël, Saphira Colbert détient en réalité droit de vie et de mort sur ses esclaves. Certes, elle se montre bienveillante sur bien des points : on ne verra pas dans ce roman de scènes de flagellation, par exemple. Mais cela ne l’empêche pas de menacer de vendre une fille pour faire pression sur la mère, ou de fermer les yeux quand le neveu de M. Colbert essaie de coincer Nancy pour la prendre contre son gré. Celle-ci est tout bonnement impuissante. Elle ne peut rien contre le jeune Martin, si ce n’est « se jeter dans la retenue d’eau » comme elle l’évoque auprès de Rachel, ou s’enfuir sur le chemin de fer clandestin…
C’est un grand roman historique et familial que nous livrent les éditions Rivages : merci à eux d’avoir exhumé ce petit bijou d’histoire !
Saphira, sa fille et l’esclave, Willa Cather. Rivages, 2015. Traduit par Marc Chénetier.
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