HISTORIQUE — Les Chants d’amour de Wood Place se présente comme un gros pavé à la couverture bariolée : ma tendinite du poignet lui doit sans doute beaucoup. Mais qu’est-ce donc que ce premier roman au titre un brin mystérieux ?
L’autrice, Honorée Fanonne Jeffers, le définit comme un « roman féministe noir », dont l’esclavage est la colonne vertébrale. C’est un livre de fiction ambitieux et dense, qui explore plusieurs lignées familiales sur près de trois siècles, parlant des Afro-américains réduits en esclavage mais aussi des Amérindiens déplacés. Tous ces gens sont les ancêtres d’Ailey, l’héroïne, née dans les années 70, et qui, adulte, se passionnera pour l’histoire de ses aïeux (et nous avec !)
C’est un roman fleuve sur l’identité noire, sur ce que c’est que d’être afro-américain en ce début du XXe siècle (mais aussi avant !), et d’être tout particulièrement une femme noire. Et ce n’est hélas pas réjouissant. C’est un récit sur le traumatisme et sur la manière dont celui-ci peut se transmettre de génération en génération. Plus de dix générations apparaissent dans ce premier roman incroyablement puissant, des femmes qui portent en elles le deuil et l’asservissement : une lignée qui commence avec une jeune fille arrachée à sa famille, son village, son pays, et transportée en Amérique. Quand on a connu le déracinement, puis l’asservissement, comment survivre ? Le récit est forcément incroyablement dur, ne cachant rien des horreurs de l’esclavage, de l’inhumanité de cette institution sudiste odieuse qui a perduré pendant des siècles. Les familles séparées au hasard des ventes ou des caprices du maître, le travail harassant sous le fouet du contremaître, le droit de vie ou de mort sur d’autres êtres humains, les violences sexuelles, l’inceste… certains passages sont atroces à lire, notamment tout ce qui concerne le maître de la plantation et ses ignoble appétits.
La construction du roman est brillante, alternant le récit chronologique de la vie d’Ailey avec l’histoire de ses ancêtres, et plusieurs narrations : Ailey raconte sa vie à la première personne du singulier, mais le destin d’autres personnages nous est transmis à la troisième personne du singulier, et un narrateur désincarné et omniscient chapeaute le truc à la manière d’un choeur grec antique. Ces procédés narratifs nous permettent de ne pas perdre pied dans cet arbre généalogique tentaculaire.
C’est un roman magistral, d’autant plus impressionnant qu’il s’agit d’un premier roman. Il m’a passionnée, mais aussi dévastée.
Les Chants d’amour de Wood Place, Honorée Fanonne Jeffers. Les Escales, septembre 2023. Traduit de l’anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson.
Ce roman est également à retrouver en format poche chez 10/18 et fait partie des 6 pépites de leur collection à découvrir au plus vite pour la rentrée littéraire 2024 !
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