Wheeler Burden a déjà eu une vie incroyable en soi avant le début même du roman. Sportif accompli, ex-vedette de la musique, et désormais auteur reconnu, le quadragénaire coule des jours heureux à San Francisco en 1988. Fils d’une grande figure de la Résistance, Wheeler a grandi avec la conviction qu’il n’était pas exactement comme le commun des mortels : décidé à se montrer à la hauteur de l’héritage paternel, Wheeler est devenu un excentrique au talent multidisciplinaire. Tout cela est bien beau, mais reste dans le domaine du possible. Mais un jour, Wheeler se réveille : oubliée la ville de San Francisco, c’est dans la Vienne de 1897 qu’il se découvre.
Peut-on se figurer la grandeur de la Vienne impériale en cette fin de siècle ? Ville éclairée, au rayonnement culturel mondial, Vienne a atteint son apogée. Dans ses cafés, on déguste un célèbre chocolat viennois en refaisant le monde. Sur le Ring, ce fameux boulevard circulaire connu dans le monde entier, l’architecture viennoise brille aux yeux du monde. Dans ses rues, se pressent les futurs grands noms de demain : Klimt, Mahler ou encore Sigmund Freud. Et c’est dans cette ville pétillante que se réveille notre héros, en 1897, année de l’inauguration de la célèbre grande roue du Prater, qui orne par ailleurs la couverture de l’édition française. Inutile de dire qu’on prend un intense plaisir à parcourir aux côtés de Wheeler les rues du Vienne d’antan.
A la manière du Ring, le temps forme une boucle : c’est la conclusion que tirera Wheeler Burden au terme d’un voyage viennois bien rempli. La tête pleine des descriptions enflammées que son mentor au lycée, un professeur autrichien exalté, le vénérable Haze, lui faisait dans sa jeunesse, Wheeler découvre une capitale impériale toute en contraste : les ors de l’empire y côtoie la pauvreté la plus frappante, les immeubles du Ring sont somptueux, mais les taudis dominent dans la vieille ville. La jeunesse est prometteuse, mais dépressive. Vienne est une ville au sommet de sa gloire, et certains en devinent déjà la chute, au siècle suivant. En attendant, Wheeler profite de sa nouvelle vie dans le passé : il sympathise avec quelques membres de la « Jung Wien », se fait entretenir avec culot par Freud (celui-ci est persuadé de tenir un cas exceptionnel de névrose, pensez-vous, un homme qui se réclame du futur !), et rencontre même l’amour avec la pétillante Emily James, une Américaine de passage à Vienne. Mais Wheeler vit dans la peur de modifier le futur, peur mêlée cependant d’une irrépressible tentation : il sait ainsi qu’à quelques kilomètres de Vienne, vit un petit garçon de huit ans dont la haine et la fureur bouleverseront à jamais le XXe siècle. Oui, celui-là même.
Au récit des aventures de Wheeler dans une Vienne plus vraie que nature, se superpose l’histoire de sa vie, son enfance avec sa mère veuve de guerre, ses exploits sur les terrains de base-ball, ses années au lycée de St Gregory, puis à Harvard. Selden Edwards a travaillé près de trente ans à son roman : tout s’emboîte avec beaucoup de fluidité, on ne peut que s’émerveiller du soin apporté à la tenue de l’intrigue. Tout s’explique ! Et si le roman nous laisse craindre une énième uchronie autour d’Hitler, le voyage temporel de Wheeler s’avère bien plus complexe que cela, quand les acteurs de sa vie personnelle s’avèrent avoir tous convergé vers ce point précis de l’espace et du temps.
Selden Edwards aborde, semble-t-il, des milliers de thème dans ce roman : la quatrième de couverture vante un « extraordinaire roman picaresque ». Il y a de ça, effectivement, bien qu’il ne soit pas certain qui ici fait office de Picaro : est-ce Wheeler, ou bien Emily James, qui, sous l’égide résolument moderne de Wheeler, apprend à surpasser son passé psychologique douloureux et à délaisser le rigide corset des convenances de cette fin de XIXe siècle ? La psychologie est bien sûr au cœur du roman, Freud étant un des personnages importants du récit. Ses théories sont décrites et débattues, lors de dialogues savoureux entre Wheeler et le grand homme. L’image que Wheeler a de son père qu’il n’a presque pas connu, et à l’ombre de laquelle il a grandi, est également une construction psychologique intéressante : grandir avec l’image d’un père que tous admirent, héros de guerre, homme accompli et bienveillant, ne peut manquer d’influencer grandement l’éducation d’une jeune garçon.
Récit fascinant, tant par la personnalité de ses divers protagonistes à la psychologie toujours soigneusement étudiée que par le formidable portrait historique d’une grande ville européenne, L’Incroyable Histoire de Wheeler Burden n’est peut-être pas un coup de cœur, mais le travail de Selden Edwards force l’admiration. Le voyage dans le temps est un thème passionnant, et Selden Edwards s’en tire avec les honneurs en recréant une Vienne troublante de réalisme et une boucle temporelle convaincante et vaguement tragique. Une belle histoire, assurément, qui donne une folle envie de (re)découvrir Vienne.
L’Incroyable Histoire de Wheeler Burden, Selden Edwards. Le Cherche-Midi, 2014. Traduit de l’anglais par Hubert Tézenas.
Par Emily Vaquié
J’aimerais énormément le lire celui-ci !!! 😀
Il me tente énormément… Décidément, il est tout au haut de ma Wish-Lit 😉 !