Nul ne peut côtoyer une sirène sans en payer le prix. Telle est la leçon de sagesse populaire que l’on a retenue. Mark Siegel, éditeur franco-américain, ne nous contredira certainement pas. Éditeur de bandes-dessinées chez First Second Book, il ne pouvait pas côtoyer le genre sans lui apporter sa patte, comme il l’avoue lui-même : « Soit je foutais ma vie en l’air, soit je dessinais une sirène ». C’est comme ça qu’est né Sailor Twain ou la sirène dans l’Hudson, récit cathartique s’il en est, histoire mystérieuse et envoûtante.
L’Hudson. Un fleuve long de plusieurs centaines de kilomètres. Au XIXe siècle, il était couramment emprunté par les ferries, bateaux à aubes et autres steams. C’était également l’époque des grands récits d’aventures, et la littérature américaine en regorge. Des récits de Mark Twain à ceux de Joseph Conrad, l’inspiration est large, et a marqué les esprits. L’ambiance de Sailor Twain en est clairement empreinte, et ce bien au-delà du titre, qui est également le nom du Capitaine de la Lorelei, puissant navire sur lequel se déroule le principal de l’action. Huckleberry Finn, Tom Sawyer et Joseph Conrad semblent s’être délicatement penchés sur l’épaule de l’auteur durant son travail…
Elijah Twain, jeune capitaine de son état est donc aux commandes du vaisseau et arpente le fleuve de long en large, avec fret et passagers. A son bord s’entrecroisent différents personnages : un dandy étrange, un chef de file empressé, un machiniste sourd comme un pot… et bien sûr les passagers, un peu fantasques, chacun avec ses petites manies. Elijah Twain se présente comme l’archétype que l’on se fait du marin : fin, sec, il semble vivre boutonné dans son imperméable, les yeux cachés par le large rebord de son képi de commandement. Sombre, effilé, c’est un personnage qui hante les cases, les recoins, et sert évidemment de fil conducteur. D’autant qu’il est également maître de l’histoire… à ce titre, on sent bien qu’il n’est pas tout à fait sincère avec nous. On sent les non-dits se déployer sous ses présentations, les secrets se faufiler discrètement sous ses mots. Alors on attend. Et ce suspens introduit une ambiance toute particulière, remplie de vapeur, de bruit, et du clapotis des vagues, sous-tendue par l’attente de la révélation fatidique.
Jusqu’au moment où, enfin, le titre prend tout son sens. Oui, Sailor Twain cache des choses, mais pas n’importe quelles choses. Une sirène blessée, rien de moins, qu’il a recueillie et soigne en cachette dans sa cabine. S’ensuit alors un récit plein d’onirisme, mêlant fantastique et romantisme. Elijah se prend à son propre jeu, son récit s’emballe, et on découvre l’ampleur du secret, et ses implications.
Tout cela est admirablement souligné par le graphisme. Les traits des personnages, notamment leurs visages, semblent volontairement simplifiés alors qu’un soin extrême est apporté aux petits détails. Les personnages, un peu évanescents, évoluent dans ce paysage minutieux, le tout dans une ambiance propre au rêve qui sied parfaitement au sujet. Tour à tour inquiétante, captivante, romanesque ou simplement délicate, l’ambiance se marie à la perfection au charme suranné des crayonnés. On se laisse rapidement embarquer, et les quelques quatre cent pages passent comme si de rien n’était, éclipsées par la puissance évocatrice du dessin lumineux.
Telle la sirène dont il déroule les aventures, Mark Siegel captive son lecteur avec ce récit tendre et féérique ; c’est bien volontiers qu’on écoute ce chant de sirène, et qu’on se laisse subjuguer.
Sailor Twain ou la sirène dans l’Hudson, Mark Siegel. Gallimard, 2013.
Par Oihana de Café Powell
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