Si l’on regarde un peu l’histoire de l’humanité, force est de constater la récurrence des guerres : l’homme, dans sa constance, semble éprouver fréquemment le besoin de se détruire. C’est dans ce monde dévasté que Sisyphe est envoyé régulièrement : puni par les dieux pour ses offenses, Sisyphe est condamné à réapparaître au sein des pires batailles, pour mourir encore et encore sous les crocs des chiens, brûlé, poignardé, pendu… Sisyphe est amnésique : il ne sait plus qui il est, et ce dont il est coupable. Il se contente de subir. A chaque mort, il est renvoyé devant Charon, le nautonier des enfers, à qui il ne peut payer son passage. Éternel cycle vicieux dont Sisyphe ne peut se sortir…
Le récit se compose donc d’une alternance de scènes : l’arrivée de Sisyphe dans une nouvelle zone de conflit, dans laquelle il fait plus ou moins long feu, et son retour aux Enfers, où Sisyphe et Charon s’agonissent d’injures dans de délicieuses joutes verbales. Au fur et à mesure du récit, les siècles passent, et la civilisation évolue, mais la violence demeure. L’Antiquité, le moyen-âge, l’âge moderne défilent, jusqu’à la fin du monde. A chaque fois, Sisyphe reste l’éternel étranger : bien que capable de comprendre et parler toutes les langues du monde, il est toujours considéré avec méfiance et hostilité. Incapable d’assimiler les mœurs de l’époque où il atterrit, Sisyphe est à chaque fois victime de la violence des hommes, même quand il essaie de s’en éloigner. De retour face à Charon, il affronte à chaque passage la haine et la rancœur du Passeur des Enfers, tourmenté par cet homme qui meurt encore et encore.
Quel châtiment terrible que celui que connait Sisyphe, celui qui, dans la mythologie, avait été condamné à pousser encore et encore, sans fin, un rocher jusqu’au sommet d’une montagne, avant de recommencer, pour toujours ! La mort n’a plus de valeur pour lui : elle ne lui garantit pas le moindre repos. Sans cesse tourmenté, Sisyphe est le témoin d’une humanité crasse, violente et absurde. Peu à peu, il assiste au recul des Dieux. Son châtiment a-t-il encore de la valeur, à l’heure où les dieux semblent endormis, peut-être pour toujours ? Où sont passés Hadès, Thanatos, Zeus ? Seul semble demeurer Charon, éternel gardien des lois ancestrales.
Le style de Franck Ferric, plutôt soutenu et très visuel, se prête avec beaucoup de réussite à ce récit désolé et terrible. Les tableaux ainsi dépeints ne lassent jamais le lecteur, qui se demande où le destin entraînera Sisyphe, et s’il arrivera à tromper les dieux, ou obtenir sa libération. C’est une réécriture habile et bien menée. Franck Ferric, outre le destin de Sisyphe, montre avec talent la disparition d’un monde antique, fait de croyances et de sacrifices.
Trois oboles pour Charon, Franck Ferric. Denoël, 2014.
Par Emily Vaquié
Soyez le premier à commenter