Cette année, au Salon du Livre de Paris, Barcelone était la ville invitée. Les petits chanceux qui ont eu l’occasion d’aller traîner dans les allées littéraires de la porte de Versailles auront peut-être croisé Jordi Puntí, auteur catalan reconnu, dont le dernier roman, Bagages perdus, vient de sortir aux éditions Lattès. Si vous ne l’avez pas croisé, ou si vous l’avez raté, pas de panique : Café Powell l’a lu, et on en parle tout de suite.
Christof, Christophe, Christopher et Cristòfol sont frères mais ne le savent pas. Car s’ils partagent un père, et un prénom, ils sont issus de quatre mères bien différentes. Résidant dans quatre pays différents, ils ne se connaissent pas et Gabriel, leur père, les a tous abandonnés lorsqu’ils étaient encore de très jeunes enfants, sans se préoccuper de savoir ce qu’ils devenaient.
Vingt ans passent. Tout à coup, le secret est levé ; les quatre Christophe issus des amours transeuropéennes du déménageur catalan font enfin connaissance, et cherchent à reconstruire leur histoire, à travers celle de leur père. Gabriel a disparu depuis plus d’un an, et les quatre frères, se découvrant peu à peu, se retrouvent à enquêter sur la vie nébuleuse de leur mystérieux père.
L’histoire s’ouvre sur un souvenir, un des rares partagés par les quatre frères : un petit-déjeuner, à l’aube, un jeune enfant entre ses deux parents, les yeux embrumés de sommeil. Un camion passe dans la rue, klaxonne. C’est le signal : Gabriel se lève, dit au revoir, monte dans le Pegaso, s’en va. Pour la dernière fois, peut-être ? Qui sait. Il est difficile de savoir quand Gabriel reviendra, car il est adepte des coups de vent, et autres visites surprises, brèves de préférence.
Les quatre garçons se sont construits autour de la présence épisodique de leur baroudeur de père, mais surtout autour de son absence, puisque s’il y a une chose que Gabriel sait bien faire, c’est disparaître, se fondre dans la masse, se volatiliser. Difficile, dès lors, de remonter sa piste, surtout lorsque vingt ans ont passé.
Les quatre garçons, unis dans la recherche, se partagent la voix du narrateur. Tout d’abord universel, il se sépare en quatre entités distinctes, afin de laisser chaque garçon narrer sa propre histoire. Et puis, la voix revient, repart, fait des incursions dans les passés des mères, de Gabriel, de ses amis, élaborant petit à petit un roman choral, mélodieux, évocateur. Tour à tour, c’est l’Allemagne des réfugiés républicains qui se dessine, la France de 68, ou l’Angleterre des Beatles. Derrière, c’est le spectre du franquisme qui hante les consciences, s’insinue dans la narration, les anecdotes, les découvertes. À mots-couverts, couverts mais pleins d’humour, les recherches sur la vie de Gabriel dévoilent les aspects les moins glorieux de cette Espagne laborieuse.
Pas à pas, tendrement, chaque garçon ressuscite le spectre de ce père volatil, esquisse les chemins, les histoires qu’il a créées avec leurs mères et une galerie de personnages variés, qui évoluent en toile de fond. Les récits se construisent peu à peu, comblant ici un manque, ajoutant là une nuance. Les quatre garçons exercent des métiers en rapport avec les mots, la réalité, la vérité, peut-être en une réaction épidermique à leur père renfermé, secret. On comprend mieux leur envie de savoir, leur volonté de faire toute la lumière sur cette leur étrange histoire. Alors qu’on ne s’y attend pas, le récit est souvent drôle, qu’il s’agisse des anecdotes, ou des petites réflexions disséminés ça et là. Drôle, le discours se fait aussi dur, railleur, réaliste, faussement désinvolte ou tendrement émouvant ; certaines scènes vous serreront la gorge, alors que d’autres vous feront sourire bêtement : Jordi Puntí, lui aussi maître des mots, fait preuve d’un grand talent de narrateur. Alors que l’histoire pouvait sembler larmoyante, il se tire de cette improbable situation initiale avec un récit drôle, tendre, intelligent, et souvent émouvant. C’est avec regrets qu’on délaisse une Barcelone puissamment évocatrice et cette drôle de famille recomposée, ces quatre frères aux trajectoires différentes, occupés et bien décidés, désormais, à se créer de nouveaux souvenirs tous ensembles. Jordi Puntí déploie, dans cette savoureuse chronique familiale, un immense talent pour croquer de quelques traits essentiels ces personnages cosmopolite, dont les existences, parfois un peu décousues et cabossées, ont été à l’image de ces innombrables bagages, qui demeurent à jamais perdus.
Bagages perdus, Jordi Puntí. JC Lattès, mars 2013.
Par Oihana
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