La Coiffure de la mariée, neuf instantanés de vie venus tout droit de Turquie !

Des nouvelles de la femme en Turquie

Neuf nouvelles, neuf femmes et neuf instantanés de vie composent La Coiffure de la mariée, le livre d’une jeune Stambouliote, Seray Şahiner, publié chez un nouvel éditeur à suivre, Belleville Éditions. Toutes semblent dessiner le portrait d’une femme unique, ni tout à fait semblable ni tout à fait une autre : citadine, solitaire, célibataire ou en mal d’amour, éprise de liberté mais coincée entre aspiration au bonheur, tradition et regard des autres. Quels que soient leurs espoirs, les héroïnes de Seray Şahiner sont drôles, fines, touchantes et toutes, chacune à leur façon, veulent que le monde change. Dans ces femmes se reflètent les paradoxes et les espoirs d’une jeune génération en Turquie, pays à la fois moderne et ancestral, placé à la frontière géographique et culturelle entre l’Orient et l’Occident. Un pays en évolution.

Portraits de femmes

Chaque nouvelle nous fait entrer dans la tête d’une femme, parfois au « je » parfois au « elle », mais toujours partageant ses pensées et un moment de sa vie. Dans chaque texte, peu de personnages, un ou deux, maximum trois, comme si l’isolement culturel ou social qui caractérise ces héroïnes se répercutait sur la construction de la nouvelle qui leur est consacrée. Dans ces personnages féminins à la fois forts et fragiles, on trouve des similitudes avec ceux de Yates, Salter ou encore Roth, des femmes parvenues à ce moment de constat, point de rupture et  changement, fut-il infime.

Drôles, légers, parfois mutins ou candides, les portraits se succèdent, mais laissent souvent la gorge serrée. Car une sorte de mélancolie générale traverse le recueil, entre ambition, résignation, déception, mais aussi acceptation, recherche d’émancipation ou invention de soi dans un système social où la place de la femme reste très contrainte.

L’homme n’y a pas pour autant le beau rôle : mou, sans consistance, et trop souvent violent. Discrète ou affirmée, la violence des rapports homme-femme est omniprésente, qu’elle soit morale ou physique. Mais ce système brutal, et au minimum machiste, perdure, entretenu par celles-là mêmes qui devraient le contester, les femmes elles-mêmes, « commères » pour qui les femmes battues sont un simple sujet de ragot…

La Coiffure de la mariée, Seray Şahiner, Belleville éditions

Entre tradition et modernité

On sent particulièrement le poids des conventions sociales dans la nouvelle On coiffe la mariée qui donne presque son titre au recueil, comme un morceau de choix au paroxysme de la tension : virginité, mariage d’amour ou arrangé, peur et refus des conventions sociales, difficulté à se situer dans une société… Les libertés d’être et de penser apprises à l’Université s’accommodent mal des codes sociaux et familiaux. Ainsi une fille peut être éduquée et connaître Beauvoir, mais il lui faut se conformer à ce qui se fait pour ne pas se retrouver aux bans de la société : vieille fille, ou pire, ayant « fauté » avant le mariage.

Le culte de la virginité est délicatement moqué par l’auteur via les voix de ces jeunes filles indépendantes intellectuellement mais qui, au fond, craignent d’apporter le déshonneur sur leur famille. Ainsi, sous l’humour de la future mariée, grondent le déchirement, le désir de vivre librement autant que la peur d’être rejetée. Avec lucidité et sans amertume, l’auteur évoque aussi la rivalité entre femmes, l’envie devant celle qui fera le meilleur mariage. À nouveau, sous cette apparente jalousie féminine de bon aloi, se cache le spectre de la conformité à tout prix, la peur de faillir et de perdre un statut d’épouse chèrement gagné.

Évidemment la rigidité de certains dogmes culturels ou religieux apparaît dans plusieurs textes. Mais ces principes sont décrits par les héroïnes qui ne s’y conforment pas, comme une construction de pensée, d’analyse et de fonctionnement surprenants, incongrus, absurdes qu’elles observent avec une naïveté matinée d’ironie.

Humour, finesse et bienveillance

Tour à tour, les héroïnes se transforment en Candide au pays des femmes dans la société turque contemporaine, notamment dans la nouvelle Une histoire de culotte où la soumission à un dogme semble « attraper les filles » comme une maladie. La narratrice y observe avec distance et étonnement, parfois amusement, ces femmes se soumettre de leur propre volonté et être parfois plus tyranniques pour elles-mêmes que leur « maître » ne le leur demande.

Cette nouvelle illustre magnifiquement la façon d’écrire de l’auteur, un savant mélange de détachement, d’observation d’entomologiste, d’humour et de bienveillance : soulevant l’air de rien les contradictions avec une absence apparente de jugement sur un sujet grave…

Ce regard aiguisé et sans faux-semblant permet d’en dire bien plus qu’une critique en règle ne le ferait. Avec subtilité et humour – voir le pied-de-nez de l’auteur dans un choix de titres gentiment provocateurs – Seray Şahiner s’attaque aux fondements, souligne sans les fustiger les incohérences et absurdités d’un système tout entier. Pince sans rire, délicate et précise, elle décrit, instille la surprise, l’incompréhension parfois la révolte chez le lecteur, mais elle le laisse libre. Elle ne force jamais le trait. C’est au lecteur de comprendre, ou pas, ce que ces vies ont d’inconfort, de résignation ou de déchirement. Mais de voir aussi que, comme partout dans le monde, ces héroïnes du quotidien ont besoin de l’autre, sous forme d’amour ou d’amitié.

Drôles de filles

Le fil rouge des nouvelles, la place de la femme dans la société turque actuelle, permet de lire ce livre d’une traite comme un roman-mosaïque, passant d’une femme à l’autre, comme d’une maison à l’autre, image composite des fonctionnements d’une société. Cette unité du recueil évite ainsi la difficulté inhérente à la lecture de nouvelles, ce sentiment frustrant de juxtaposition d’histoires courtes que l’on aimerait poursuivre… Ici, le lecteur s’immerge chez l’une puis pousse la porte d’à côté pour pénétrer un nouvel univers puis entre chez une autre. Il ne les quitte pas. À la fin, il aimerait toutes les retrouver et prendre un thé avec elles à Istanbul.

L’ordre des nouvelles donne un rythme ascendant à la narration, en progressant vers la libération (toute relative) de la dernière femme, celle qui choisit. Depuis la première qui subit et attend, on avance vers plus d’autonomie, d’indépendance de pensée ou de comportement jusqu’à la dernière femme qui fait un véritable choix, minime dans nos contrées mais lourd de conséquences dans la société dans laquelle elle vit. Dire stop à celui qui la maltraite et choisir celui qui, comme elle, lit, aime le théâtre et la culture. Joli clin d’oeil au rôle de la littérature dans l’ouverture de l’esprit et éloge à l’altérité : le compliment d’un homme « tu es une drôle de fille » sonne comme une reconnaissance de la féminité dans un pays où les mots d’égalité, de liberté et de respect ne semblent pas les mêmes entre hommes et femmes. Avec La Coiffure de la mariée , Seray Şahiner apporte un message fort : la société turque évolue. La jeunesse et les femmes ont leur part dans cette évolution.

Un smart livre

Il faut souligner le travail remarquable de la jeune maison d’édition bellevilloise : une très jolie couverture et une mise en page agréable, un papier non agressif composent ici un objet-livre en parfait accord avec son contenu, comme la matérialisation d’un univers féminin, solidaire et bienveillant. En témoigne aussi le dos de la couverture recouvert d’une sorte de carte du tendre des amis et soutiens de la maison.

Outre ce design sympathique, la particularité de ce livre – et du futur riche catalogue de Belleville Éditions – , est leur système intelligent de notes interactives. Des petits sigles dans les pages renvoient à des notes facilement accessibles en ligne. On perdrait beaucoup à ne pas les consulter : en image, en enregistrement sonore ou en texte, elles apportent un éclairage sur l’histoire et les valeurs culturelles d’un pays, ici la Turquie, et permettent de mieux comprendre ce que vivent les héroïnes.

Petit plus appréciable dans notre quotidien où chaque instant compte : le temps de lecture est indiqué.

Allez faire un tour sur le site des éditions : joli, vivant, curieux, ouvert sur le monde, drôle, imagé, inspirant. Leur slogan le dit très bien : littérature d’ailleurs, populaire et connectée.  Un éditeur à suivre et une auteur Seray Şahiner à découvrir sans attendre !

La Coiffure de la mariée, Seray Şahiner. Belleville éditions, 2016. Traduit par Canan Marasligil. 

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.