MÉMOIRES — Voilà un livre assez incroyable, qui a traversé les décennies, et que les éditions Monsieur Toussaint Louverture vous proposent de redécouvrir à partir du 1er juin grâce à une de ces belles éditions dont ils ont le secret. Personne ne gagne, en effet, a été publié en Amérique en 1926 : c’est un récit autobiographique écrit par un homme qui, de son propre aveu, a passé trente années de sa vie dans l’illégalité, dont quinze en prison. Jack Black était de ces hobos qui sillonnaient le pays en train, sans bien sûr payer le billet. Il connaissait tout ce qui se faisait comme fripouilles entre le Midwest et San Francisco : devenu voleur professionnel, véritable as de la cambriole au pied discret et à la main habile, expert en dynamite, Jack Black a écumé tout l’ouest américain, ainsi qu’une partie du Canada, là où ses casses et ses cavales le menaient. Chemin faisant, il fait tout un tas de rencontres pour le moins pittoresques. Avec un style impeccable, il nous décrit aussi bien les réunions de vagabonds dans l’ombre des gares que le quotidien dans un pénitencier, canadien ou américain. Voilà ce qu’on pourrait considérer comme un grand roman américain, si Personne ne gagne était véritablement un roman. Mais c’est encore mieux que ça, car tout y est vrai !
Qui aurait pu croire qu’un ex-taulard, ex-opiomane qui plus est, pourrait écrire aussi bien ? Tout le monde s’accorde à trouver à Jack Black d’incroyables talents de conteur. Il a en effet le don de décrire avec réalisme et vivacité tout ce qu’il a vécu sur les routes. Les personnages sont hauts en couleur, Jack Black sait brosser le portrait de ses camarades d’infortunes ou de ses ennemis avec un talent romanesque indéniable. Il nous conte sa vie avec tellement de dynamisme et une prose tellement efficace, qu’il pourrait tout aussi bien être en face de nous et nous faire de vive voix le récit de sa vie !
Et quelle vie ! C’est un véritable roman. De son enfance, privée de mère, et de ses premières années dans une école animée par des bonnes soeurs à son repentir, au début du XXe siècle, Jack Black a vécu mille vies, connu mille autres voleurs et canailles. Plusieurs séjours en prison, des évasions, parfois, des combines plus ou moins habilement menées : Jack Black raconte sans fard ses années dans le crime, cette vie finalement intense et libre, en marge de la société. Ce qui n’empêche pas notre narrateur de se montrer totalement lucide sur cette société à laquelle il n’appartient pas. Il nous livre ainsi de très beaux paragraphes sur l’évolution de San Francisco entre 1880 et 1920, sur la modification profonde du milieu carcéral sur ce même laps de temps, probablement son cheval de bataille à la fin de sa vie. Jack Black ne méprise jamais les honnêtes gens, ceux qui doivent travailler pour s’en sortir. Cependant, pendant longtemps, il a considéré que cette vie rangée et sédentaire n’était pas pour lui.
Avec Jack Black, vous verrez du pays : des fumeries d’opium du vieux San Francisco au Chicago corrompu de Hinky Dick et Bathhouse John, en passant par les villes minières du Canada, le noeud ferroviaire de Salt Lake City… Pour Jack Black, pas de frontières ou de distances qui tiennent : ce sont des dizaines de milliers de kilomètres qu’il parcoure au cours de sa vie. Jack Black ne reste jamais longtemps au même endroit (sauf, bien sûr, quand la justice l’y contraint !), et si certaines villes comme San Francisco ou Pocatello font office de port d’ancrage, notre narrateur a la bougeotte. Un liberté totale, enivrante, vertement punie par la loi américaine qui condamne à l’époque le vagabondage…
Personne ne gagne est un véritable livre culte, qui a bercé la Beat Generation et inspiré certains des plus grands auteurs américains. Ne passez pas à côté de ce grand, grand livre, qui ressuscite le temps de la lecture une Amérique disparue, celle de l’expansion de l’Ouest, celle du XIXe siècle. Jack Black lui-même reconnaît qu’il dresse le portrait d’une époque révolue, et c’est avec beaucoup de nostalgie qu’il dépeint ces villes qui ont depuis tellement changé. « Il fallait voir à quoi ressemblait San Francisco il y a vingt ans… » explique-t-il vers la fin de son récit, avant de décrire avec exhaustivité la police corrompue, les bordels, les fumeries d’opium, les saloons, une ville encore en marge des lois de l’est, en somme… C’est donc un véritable morceau d’histoire, un témoignage précieux, qu’il nous livre avec ce récit, qui a tout les codes du roman d’aventure, picaresque, même. On quitte ce livre avec une profonde nostalgie, profondément attaché à ce narrateur particulièrement doué, qui s’adresse au lecteur en ami. Vraiment, si vous aimez la littérature américaine, l’histoire ou même l’aventure : lisez ce livre !
Ce livre m’a tout l’air d’être pour moi ! Je note !