OHIO — Comme dans Cent ans de solitude, les personnages de La Famille Hightower ont la fâcheuse habitude de porter presque tous le même nom : en l’occurrence, celui de Peter Henry Hightower, qu’on se transmet comme un héritage… ou comme une malédiction.
À l’origine, c’était celui du patriarche, celui qui s’est élevé dans la bonne société de Cleveland à la force du poignet. Né Petro Garko au tournant du XXe siècle, fils d’un ouvrir venu d’Ukraine, Peter Hightower a lutté pour devenu un des grands pontes de la ville. Même si pour cela, il a dû se salir méchamment les mains.
Bien des décennies plus tard naissent deux garçons, cousins, que leurs parents nomment tous deux Peter Henry Hightower. Mais à partir de là, leurs trajectoires n’auront rien de commun. L’un, surnommé Petey, grandit en Amérique, où il devient une petite frappe pas très maline, mais à l’ambition démesurée, prête à prendre sa part dans le business familial. L’autre suit son père en Afrique, de pays en pays, sans savoir qu’il est né dans une famille de la mafia ukrainienne. Les deux Peter auraient pu continuer leur vie chacun de leur côté, sans jamais se croiser, si ce n’est occasionnellement aux mariages et obsèques de la famille. Mais un jour, Petey commet le faux pas de trop et la mafia décide de l’éliminer. À la place, elle tombe sur l’autre Peter, qui n’a rien demandé…
Voilà un roman intéressant, qui recouvre presque cent ans d’histoire familiale selon une dynamique chronologique non linéaire, allant de 1995 aux années 60, puis au début du XXe siècle, et ce, avec beaucoup d’aisance. Le but : permettre au lecteur de cerner ce clan familial pas comme les autres. Car c’est avant tout une histoire de famille que nous livre Brian Francis Slattery : une famille gangrénée par le crime, mais prête à tout pour se serrer les coudes face à l’adversité. Et au commencement, il y avait le patriarche, le fameux premier Peter Henry Hightower. Le premier, véritablement, dans tous les sens du terme, car il n’a pas hérité de son nom, de sa famille, de sa fortune : cette personne qu’est Peter Henry Hightower, il l’a modelée, de A à Z. Cette construction identitaire est passionnante à observer, d’autant qu’elle se déroule dans cette période fascinante et trouble située entre la première guerre mondiale et la Grande Dépression, en pleine Prohibition.
Car comme beaucoup de gangsters de sa génération, le père Hightower tire parti de la soif des Américains pour l’alcool. Profitant de la proximité de Cleveland avec le Canada, il devient bootlegger. Mais son ambition est démesurée : il ne veut pas être un simple voyou : il veut dominer la ville. Son ascension, ainsi que la description méticuleuse des réseaux du crime, à l’époque et dans les années 90, font de ce roman un véritage page-turner, parfois violent, avec des personnages qui franchissent, allègrement ou non, la frontière entre le bien et le mal. C’est dans ce nid de vipères que se retrouve propulsé Peter Hightower, petit-fils du patriarche, que son père a tenu éloigné de leur famille. Peter se serait bien passé d’un héritage familial aussi lourd…
Si l’intrigue s’invite parfois en Afrique, ou en Ukraine, elle gravite la plupart du temps autour de la ville de Cleveland, cette ville défaite, au potentiel exceptionnel, qui s’est peu à peu dégradée, un peu à l’image de la famille Hightower elle-même. Métaphore à peine cachée du clan du roman, et au-delà, de l’Amérique toute entière, Cleveland est à la fois le foyer des héros et une ville sans espoir, vaincue par la vie, ravagée par les épreuves. L’auteur distille de précieuses informations sur la métropole au fil des pages et dessine un destin qui n’est pas sans rappeler celui de Detroit… On n’aura certes pas envie d’aller y passer ses vacances, mais peut-être aurez-vous tout de même envie de vous plonger dans ce roman, à la fois fresque familiale et récit sur l’univers sans scrupules de la pègre… Ça vous dit ?
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