ROMAN AMÉRICAIN — Ah, Denver ! Méconnue des lecteurs français, à qui elle évoque davantage un célèbre dinosaure de fiction que la ruée vers l’ouest, cette ville du Colorado fait l’objet d’une description sans concession dans le dernier roman de Benjamin Whitmer, Les Dynamiteurs. Forgée dans la crasse, le sang et la sueur, cet avant-poste de la civilisation, dernier rempart avant les grandes étendues désertiques qui mènent au Pacifique semble n’être que saloons, fumeries d’opium et bordels dans ce roman presque tarantinesque, où des hommes à la gâchette facile côtoient des enfants perdus et sans illusions… Épique !
Denver, toute fin du XIXe siècle. Dans une usine désaffectée, une troupe d’orphelins loqueteux tente tant bien que mal de survivre dans les jupes de Cora, adolescente de quinze ans lumineuse et débrouillarde, qui s’est instaurée en mère patronnesse de toute cette petite bande dépenaillée. Le narrateur, Sam, est à peu près du même âge, et il porte à Cora un amour sauvage et dévorant. Cora, c’est toute sa vie.
Régulièrement, Sam et sa bande doivent défendre l’usine contre les Crânes de noeud, autrement dit, l’ennemi héréditaire de tout gamin des rues : les adultes, souvent violents, presque toujours mal intentionnés. Un jour que les clochards manquent de les renverser pour s’emparer de l’usine, Sam et ses amis reçoivent pourtant l’aide providentielle d’un autre adulte. Le visage violemment défiguré, une silhouette de géant, un carnet pour s’exprimer : Goodnight est une force de la nature, mais également un mystère à lui tout seul. Mais dans son sillage vient le criminel Cole, dont Goodnight est le bras droit et garde du corps. Quelle est la probabilité que Sam, gamin des rues, sache lire ? Très faible, et pourtant, Sam sait bel et bien lire : c’est ainsi qu’il se retrouve embauché comme interprète, puisque Goodnight ne s’exprime que par écrit.
Embrigadé par Cole, Sam plonge dès lors dans le monde enfumé et dangereux des Crânes de noeud : violence, règlements de compte, tabassages et exécutions sommaires sont dès lors au rendez-vous. Plus ça va, plus Sam se retrouve étroitement lié au duo Cole/Goodnight : une fois le doigt mis dans l’engrenage, il lui devient impossible de s’en extirper, il passe de l’autre côté du miroir et se transforme en quelqu’un d’autre. Aux côtés des deux hommes, il apprend. Il apprend à se défendre, le maniement de la dynamite, la violence, la criminalité, et tous les codes mystérieux du monde des adultes. C’est là un roman d’apprentissage à la dure, ponctué de coups de feu, et du bruit de la chair qui éclate, dans un décor de western sombre et sanglant, peuplé de prostituées, d’opiomanes et de voyous. Tarantinesque, nous vous disions.
À côté de ça, il y a un côté presque onirique au récit, particulièrement au début : cette troupe d’enfants isolée, comme coupée du monde, résolument décidée à ne pas grandir, et qui fait la connaissance d’un géant moribond… On dirait le début d’un conte. Seulement voilà : à la fin, nul happy end. La conclusion est bien plus amère que douce : Denver la féroce fera certes peau neuve au fil des décennies et deviendra une honnête ville américaine, mais chemin faisant, n’hésitera pas à broyer ses habitants… Sordide et émouvant à la fois, Les Dynamiteurs est un récit initiatique sur la confrontation de l’innocence et du crime, sur fond de fusillades et de bastons.
Les Dynamiteurs, Benjamin Whitmer. Gallmeister, 2020. Traduit par Jacques Mailhos.
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