NEW YORK — La Rue, celle qui donne son nom au roman d’Ann Petry et qui désespère tant Lutie, l’héroïne, c’est la 116e, dans Harlem. Une rue misérable, où règnent les petits trafics, la prostitution et la pauvreté. Une rue qui vous tire vers le bas.
Nous sommes dans les années 40 et Lutie, séparée de son mari, cherche un toit pour son fils Bub et elle. Tout plutôt que de rester chez son père, ce vieil ivrogne, et ses compagnes débauchées. Mais Lutie a peu de moyens et doit accepter un appartement en haut d’une maison gérée par un concierge trouble et menaçant, où vivent également une mère maquerelle et ses filles… Pour Lutie, un rêve : gagner suffisamment d’argent pour pouvoir fuir la Rue et son influence désastreuse.
Pauvre Lutie : jeune, belle, ambitieuse et terriblement seule et vulnérable, elle attire tous les hommes des environs, et ils sont rares a lui vouloir du bien. Du concierge qui fantasme à l’idée de la violer dans la cave au propriétaire des lieux qui se dit qu’il l’aura bien à l’usure, en passant par la voisine qui la recruterait bien pour sa maison close, ils sont tous à lui tourner autour avec lubricité, lui laissant miroiter une possibilité d’ascension sociale, pour mieux la piétiner après. Car Lutie résiste : elle ne se servira pas de son corps comme moyen de s’élever. Elle valorise le travail, les économies, une vie simple. Nouvelle variation autour du thème de l’ingénue qui suscite toutes les convoitises sensuelles de son entourage, La Rue donne au lecteur un sentiment de révolte tout au long du roman…
Car en plus de cela, de cette passion dévorante et déplacée que Lutie provoque inconsciemment partout où elle va, Lutie doit évoluer dans une Amérique encore raciste, où on lui rappelle constamment qu’elle est noire dans une ville de blancs. Cantonnée à Harlem avec le reste de la communauté afro-américaine, Lutie frémit de colère face aux horreurs de la ségrégation et les nombreux préjugés racistes dont sont coupables les gens qu’elle fréquente. Ainsi, bonne dans une riche famille de la côte est, elle fait face au mépris des gens qui l’emploient et qui partent du principe que, du fait de sa couleur de peau, elle est forcément débauchée, une fille facile qui risque de séduire le maître de maison… Lutie est furieuse… et le lecteur aussi ! Tout au long du roman, elle se heurte à une sorte de plafond de verre, doublement condamnée du fait de son sexe et sa couleur de peau. Elle doit donc se battre deux fois plus fort…
Avec ce premier roman d’une grande force, Ann Petry surprend, par la justesse des portraits qu’elle dresse, par la peinture sans concession d’Harlem dans les années 40 et par la fin terrible et un peu abrupte, imprévisible, qu’elle nous livre. Pas de happy end au programme : car la vie, dans la Rue, ce n’est pas ça. Tout ne s’améliore pas d’un coup de baguette magique. C’était ça, aussi, la vie à Harlem au milieu du XXe siècle.
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