ROMAN AMÉRICAIN — Le nom d’Eugenides est probablement moins connu que Virgin Suicides, le film de Coppola avec Kirsten Dunst, pourtant, c’est à lui que l’on doit le roman qui a servi de base au film… tout comme nous lui devons Middlesex, récit décalé et pour le moins original, qui mêle les histoires de Desdemona, une jeune grecque fuyant Smyrne en flammes en 1922 et celle de Callie, lolita américaine qui découvre à l’adolescence qu’elle est aussi… un garçon.
Callie, ou Cal, au choix, est le narrateur de cette vaste fresque familiale, qui débute avec Desdemona, sa grand-mère, spécialiste des vers à soie. Orpheline, Desdemona n’a plus que Lefty au monde. Bientôt, de frère, Lefty deviendra son époux sur le bateau qui les mènera aux Etats-Unis. Callie, fruit de multiples unions consanguines, naîtra dans les années 60 hermaphrodite sans le savoir, pour mieux le découvrir à l’adolescence.
C’est avec beaucoup de pudeur et de délicatesse que Jeffrey Eugenides évoque plusieurs sujets sensibles et méconnus, l’inceste et l’hermaphrodisme, dont Callie est la victime involontaire. Celle-ci découvre ainsi à quatorze ans qu’elle n’est pas comme les autres filles, une différence qu’elle finira par accepter au fil des années, et qui l’amènera à écrire ses mémoires, le livre que vous tenez entre les mains. Callie retrace la naissance du gêne défectueux jusqu’au dix-huitième siècle mais ne s’intéresse véritablement à l’histoire de ses ascendant qu’avec Desdemona, sa grand-mère grecque, née dans un village si petit qu’il était commun d’épouser ses cousins. Desdemona se repentira toute sa vie d’avoir commis le péché d’épouser son propre frère, mue par la nécessité et la solitude, et par les circonstances de sa fuite d’Europe. En 1922, les rivalités entre Grecs et Turcs font rage : Desdemona et Lefty manqueront y perdre la vie. Exilés dans un pays dont ils ne connaissent pas la langue, ils devront tout réapprendre et oublier le soleil grec au profit de la vie citadine.
Véritable leçon d’histoire, le récit suit les évolutions de Detroit, la ville où se sont installés les grands-parents de Callie : l’on découvrira par le biais de leurs yeux d’immigrés la prohibition, l’essor de l’industrie automobile qui donnera plus tard à la ville son surnom de Motown, les émeutes raciales des années soixante, la guerre. L’on pénètre dans les speakeasies, l’on suit les contrebandiers, l’on assiste aux discours des prêcheurs qui précèdent Malcom X. Eugenides s’approprie l’histoire et la fait vivre à ses personnages.
Callie porte un regard attendri bien que parfois un peu cynique sur sa famille : elle pénètre l’intimité des siens, les dévoile sans complaisance. Chacun des personnages est ainsi bien construit et attachant. Callie elle-même est remarquable. Enfant très jolie, puis adolescente ingrate, et enfin homme charmant, Callie semble vivre plusieurs vies en une seule. Bien que sa vie adulte soit très peu développée, l’on se rend tout de même compte que Callie a réussi à surmonter sa différence et à vivre avec. Son hermaphrodisme, en effet, aurait pu être dissimulé s’il avait été détecté à la naissance. A l’adolescence, il aurait encore pu être rectifié. Mais Callie a décidé avec courage d’assumer ce qu’elle/il est et de rester telle que la nature l’a faite. Par le biais de ses visites avec le docteur Luce, le lecteur et Callie en apprennent davantage sur un syndrome peu commun et sur sa signification dans plusieurs cultures.
Récit d’initiation et roman historique, ce livre ne peut vraiment être classé dans des catégories toutes faites : il apporte une réflexion sur l’identité sexuelle, la différence entre sexe et genre : qu’est-ce qui fait que l’on est homme, ou femme? Le sexe d’élevage peut-il contrer la biologie?
Au résultat, l’on obtient un de ces page-turners, un de ces livres que l’on ne peut lâcher avant la fin. Est-ce dû à l’histoire, atypique, ou au style d’Eugénides, à la fois fluide et original, empruntant parfois à la narration cinématographique ou au traité de science, restant toujours très vif ? Difficile à dire, et le résultat reste le même. Lisez-le !
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