On le sait, la dystopie est vraiment le genre à la mode : reflet d’une société liberticide, projection des craintes humaines et très actuelles, cette littérature plaît par les messages que contiennent ses pages, et par le réalisme (même futuriste) qui se dégage des scénarios.
Et parmi cette production très conséquente, quelques titres se démarquent, comme Les Fragmentés, de Neal Shusterman, une série puissante, éprouvante, et parfois un peu gore, dont le troisième et dernier tome sort ce mois-ci.
Dans Les Fragmentés, Neal Shusterman décrit une société qui s’est déchirée dans une bataille pour la vie : d’un côté, ceux qui défendent le droit à l’avortement ; de l’autre, ceux qui souhaitent le voir interdire. Pour se sortir de cette guerre civile meurtrière, le gouvernement a alors une idée folle : interdire l’avortement, mais autoriser la résiliation rétrospective des enfants.
Concrètement, les parents d’adolescents de 13 à 18 ans peuvent décider de les « résilier » : ils signent un simple formulaire, les autorités viennent se saisir des dits-adolescents pour les parquer dans des immenses camps, dans lesquels ils sont fragmentés. C’est là qu’on touche la partie la plus révoltante – mais aussi la plus intéressante – de cette histoire. Dans cette société qui se déchire sans fin, il y a eu des progrès scientifiques incroyables : l’homme est désormais capable de greffer n’importe quel organe. Si, bien sûr, on voit immédiatement en quoi une telle invention peut faire progresser la médecine et permettre de sauver un nombre toujours croissant de vies, on ne tarde pas à découvrir la limite de cette progression. Votre nez ne vous plaît pas ? Il suffit de vous en faire greffer un autre. La couleur de vos yeux ne vous convient pas ? Vous pouvez choisir parmi un large éventail de coloris ! La greffe, loin de ne servir qu’à sauver des vies, devient également un accessoire de mode. Pire : au lieu de réduire les clivages de la société, elle les entretient. Eh oui, imaginez : vous avez un cancer des poumons, mais peu de moyens ? Au lieu de vous greffer cette paire de poumons en parfaite santé, vous aurez ces poumons asthmatiques au rabais. Ne râlez pas, vous pourriez conserver vos poumons viciés.
Et tous ces organes, cette précieuse matière première… provient des adolescents fragmentés (car il vaut mieux greffer de jeunes organes, c’est plus rentable). Le gouvernement, les associations, les publicitaires, les parents, tous justifient la fragmentation par l’idée que les adolescents ne sont pas bêtement mis en pièces, mais que leur âme subsiste dans un état divisé, lequel permet en plus de servir une cause commune plus élevée. En bref : ce n’est pas un sacrifice, mais un service rendu à la Nation, dans lequel leur conscience trouvera le moyen de s’épanouir.
Évidemment, ce procédé est loin de convenir à tous… notamment aux principaux intéressés qui, on s’en doute, ne meurent pas d’envie de se faire charcuter pour le plus grand plaisir d’adultes renouvelant leur look. Neal Shusterman débute le roman avec trois adolescents destinés à la fragmentation, issus de milieux différents. Connor est un jeune rebelle, assez peu surpris par l’ordre de fragmentation lorsque celui-ci arrive chez lui. Un peu déçu par ses parents – on le serait à moins – mais bien décidé à vendre chèrement sa peau. Risa est une pupille de la nation, une pianiste douée mais trop peu brillante pour continuer d’être nourrie et logée. Résignée, elle monte dans le car qui la mènera au camp de fragmentation. Lev, de son côté, est un décimé : cela signifie que sa famille, très pieuse, offre son dixième enfant à la collectivité, en le fragmentant. Lev fait partie de ces futurs fragmentés qui sont à la fois heureux et honorés d’être des cadavres en sursis. Par le hasard des événements, Connor, Risa et Lev vont se retrouver à fuir ensemble, et à essayer de survivre par tous les moyens… en compagnie des centaines d’autres fragmentés en fuite.
On ne cachera pas que Les Fragmentés est un roman assez violent : pas au sens où les pages regorgent de scènes de castagne, non. Mais au sens où ces adolescents, abandonnés par leurs parents et promis à une mort certaine, sont soumis à une violence psychologique extrême. Comme eux, on se révolte à l’idée que le corps n’est qu’une marchandise parmi tant d’autres, et contre ces lois iniques. Le concept de cette société est proprement répugnant, et on ne peut se départir d’un certain malaise à la lecture – car, évidemment, on entrevoit assez vite avec quelle facilité cette société a basculé dans une telle dépravation, et c’est cette facilité et la docilité de la population qui sont terrifiantes.
À travers cette organisation sociale liberticide et dangereuse, Neal Shusterman aborde les difficiles questions de la responsabilité parentale, ou de la gestion des enfants difficiles. Dans une société qui affirme chérir la vie, l’avortement n’est pas autorisé, mais le meurtre pur et simple remplace affection, sens de la famille, ou simple discussion parents-enfants. Et le plus choquant, au final, n’est pas de savoir que cette loi existe dans cet univers fictif, mais que tout le monde (du gouvernement aux parents) semble trouver cette organisation parfaitement normale.
Le second tome, Les Déconnectés, s’il a un peu perdu l’effet de surprise, est aussi bon que le premier. L’auteur introduit de nouveaux personnages, et s’attache à présenter des figures des deux bords : on ne suit pas que des adolescents persécutés et en révolte, on suit également des personnages bien pensants, pro-fragmentation, certains d’être dans leur bon droit, et prêts à toutes les innovations chirurgicales – même les plus affreuses. L’auteur s’attache donc à présenter l’affaire avec un réel souci d’exhaustivité, ce qui rend le tout très prenant : dès qu’on quitte un personnage, on meurt d’envie de le retrouver. D’autant que l’auteur sait nous les rendre attachants : rapidement, on se surprend à avoir des élans d’affection pour tel ou tel insupportable petit opposant qui, dans une société normale, ne mériterait rien d’autre qu’une bonne paire de claques. Il faut ajouter que le récit, très dynamique, mêle à l’aventure des accents de thriller : c’est prenant, et difficile à lâcher. Quand on ne s’angoisse pas pour tel ou tel personnage, on se demande avec anxiété quel rebondissement l’auteur va nous inventer.
Reprenant les questionnements du premier tome, l’auteur y aborde également la question des extrémismes et de ce qui peut en découler de plus néfaste, ou celle du libre-arbitre. Ce qu’il y a de bien, par ailleurs, c’est que ses personnages sont loin d’être héroïques au sens le plus noble du terme : plutôt que de se révolter contre la société en courant au casse-pipe, ils ont pleinement conscience de leurs capacités, et des limites qu’elles trouvent rapidement. Ils font donc des choix, pas toujours très judicieux, d’ailleurs, mais qui ont le mérite de nourrir une réflexion plus générale.
Les Fragmentés est de ces séries à côté desquelles il est dommage de passer : complexe, bien écrite, prenante, elle a en plus le mérite d’aborder des sujets intéressants que l’auteur ne traite pas à la légère. Le concept est terrible, l’histoire souvent répugnante et révoltante, mais pose des questions intéressantes. Certes, la lecture est éprouvante, et on passe par toutes les phases de la révolte à la colère sourde, mais c’est le genre de lecture dont découlent de sains questionnements. Et au vu de la maîtrise des deux premiers tomes, on espère que l’auteur continuera dans la même voie avec le Les Éclairés, qui viendra clore la trilogie !
Neal Shusterman, Les Fragmentés, Éditions du Masque (MsK) 2008. Les Déconnectés, Éditions du Masque (MsK) septembre 2013.
Ta chronique donne très envie ! 🙂
Eh bien si tu le lis, reviens nous dire ce que tu en as pensé !
Je ne connaissais pas du tout cette trilogie, mais je me la note dans un coin, car je pense qu’elle a un certain potentiel….;)
Il y a encore un tome dans le tiroir 🙂