Dans les rues de Los Angeles, deux hommes errent, traînant dans un sac poubelle leurs maigres possessions. Antonio est l’un d’eux : c’est la deuxième fois qu’il est brusquement jeté de chez lui. Mais cette fois-là est bien moins violente que la première, malgré les cris, les menaces du propriétaire, la perspective d’une descente de police. Car Antonio est un clandestin et a autrefois quitté son pays, le Guatemala, le jour où la milice a assassiné sa femme et son fils de deux ans. Depuis, Antonio a rejoint les Etats-Unis et vit d’expédients en ruminant sa peine. Jusqu’à ce que l’argent vienne à manquer et que son colocataire et lui deviennent des SDF.
Nous sommes en 1992, à Los Angeles, année qui a vu la célèbre cité californienne secouée par de violentes émeutes. Héctor Tobar, alors jeune journaliste, couvre l’événement : son reportage lui vaudra le prix Pulitzer, à vingt-neuf ans. L’atmosphère lourde de violence du LA de 1992 lui inspire un roman, Jaguar. Sur la couverture, l’animal nous fixe de son regard menaçant : un choix qui n’est bien sûr pas anodin. C’est un jaguar qui orne l’avant-bras de Guillermo Longoria, guatémaltèque exilé en Californie, comme Antonio. Le sergent Longoria faisait partie d’une brigade de l’armée du Guatemala, les jaguars : une unité crainte, et honnie, pour les exactions violentes dont elle était coupable. Longoria aime l’ordre, et sa patrie : il ne rechignait pas à éliminer toute une famille à la machette si c’est pour servir son pays, et lutter contre les « révolutionnaires ». Désormais, Longoria vit à Los Angeles et travaille dans une entreprise spécialisée dans l’acheminement de courrier en Amérique centrale. Sa vie est bien rangée, nette : tous les jours, la même routine. A six heures quinze, il se lève, à six heures quarante cinq, il part travailler. Le samedi, il voit sa petite amie, se balade avec elle, lui fait l’amour. Le dimanche, il joue aux échecs au parc avec quelques vieux du quartier. La vie de Longoria est effectivement bien réglée, comme du papier à musique. Mais ce qu’il n’a pas prévu, c’est qu’un dimanche comme les autres, il va être reconnu par quelqu’un de son ancienne vie. Antonio, en effet, a reconnu en lui l’homme qui a sauvagement massacré sa famille, avant de s’offrir une glace sur la place du village où Antonio menait jusque là une vie de famille tranquille.
C’est un drôle de parallèle qui se dresse alors entre les deux hommes, l’un semble le négatif de l’autre : Longoria a un travail, une compagne, un toit. Antonio est seul, SDF et sans emploi. Longoria est un tueur, Antonio est une victime. Tous deux sont des déracinés, mais si Longoria a choisi de s’installer en Californie, par admiration de l’ordre et de la puissance américaine, Antonio est venu lui pour fuir les jaguars. Et si Longoria a pu obtenir ce qu’il souhaitait, un appartement à lui, une vie contrôlée de A à Z, Antonio, lui, a tout perdu. Le brillant étudiant, féru de littérature russe, ne peut qu’accepter des emplois dégradants et mal payés, car il parle mal anglais, et n’a pas de papiers. Triste destin des immigrés d’Amérique Centrale qui, s’ils gagnent mieux leur vie que dans leur pays d’origine, doivent se contenter des tâches ingrates, en dépit de leurs diplômes…
Héctor Tobar nous plonge dans la psyché de ses deux hommes, dans leur quotidien et dans leurs souvenirs : il ne nous épargne pas quelques scènes d’une violence soutenue, tant physique que psychologique. Le fonctionnement de Longoria, le soldat qui n’hésite pas à se faire le bras armé du pays, nous apparaît atrocement clair. Antonio, confronté au meurtrier de sa famille, exhume ce qu’il a de plus sombre en lui, pour n’être plus animé que par un désir, celui de la vengeance, du sang. Alors qu’il échafaude des plans pour ôter la vie à Longoria, le lecteur ne peut que comprendre sa haine, sans pour autant la cautionner. C’est un roman brut, sans concessions, une grosse claque. Printemps barbare nous avait séduit, par la violence médiatique dont il témoignait : Jaguar nous prend aux tripes, par sa description terrible de l’injustice, de la pauvreté et de la violence la plus crue. C’est l’envers du rêve américain que nous montre Tobar : les refuges sordides des laissés-pour-compte qui campent de bric et de broc sous l’autoroute bruyante ou dans les tunnels nauséabonds, les quartiers comme abandonnés, aux immeubles détruits, les rues dévastées les lendemains d’émeute. La violence la plus pure suinte littéralement de ce roman. Héctor Tobar fait preuve d’une maîtrise étonnante pour un premier roman, jusqu’à ce que l’on se souvienne qu’il a obtenu le Pulitzer. Un prix indéniablement mérité.
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