Les Filles de la chance : fuite vers la liberté !

Les Filles de la chance, Albin Michel

YOUNG-ADULT — Les Filles de la chance, c’est un roman un peu inclassable. Il y a une touche de dystopie, beaucoup de western, du féminisme, du survival et c’est aussi une réécriture fantastique du chemin de fer clandestin. Le mélange est-il réussi ? On vous dit tout.

Dans une ville poussiéreuse qui semble tout droit sortie du vieux Sud des États-Unis vivent deux soeurs, Clémentine et Aster. Ce sont des Filles de la chance : enfants, elles ont été vendues à la maison d’hospitalité. N’ayons pas peur des mots : c’est un bordel, et les deux soeurs sont destinées à la prostitution. Tels les esclaves d’autrefois, elles sont marquées pour que tous sachent ce qu’elles sont : elles portent en l’occurence une « faveur », une fleur magique gravée dans la chair de leur cou, qu’on ne peut dissimuler sans éprouver une grande souffrance.

Clémentine, la soeur cadette, va bientôt vivre sa « nuit de la chance » le jour de son seizième anniversaire : achetée aux enchères par un client, elle devra lui céder sa virginité le soir même : voyez un peu l’horreur de la chose. Seulement voilà : sous l’effet d’une panique bien compréhensible, Clémentine tue son client. Avec sa soeur, Aster, et trois autres filles, Clémentine s’enfuit. Au bout d’un voyage éprouvant et dangereux, poursuivies par les terribles Dévoreurs (sorte de Détraqueurs, façon contremaîtres esclavagistes), elles espèrent trouver Lady Fantôme, une femme qui pourra leur ôter leur tatouage maudit et leur permettre de débuter une nouvelle vie.

Ce roman, s’il s’agit d’un récit imaginaire (entre les tatouages ensorcelées, les fantômes omniprésents et les traqueurs sans âme capables de vous terrasser avec des vagues de déprime ou de peur), puise indéniablement ses sources dans le passé esclavagiste des États-Unis. Ici, la différence ne se fait pas entre blancs et noirs mais entre Sangs-purs et Sangs-de-poussière (qui sont notamment dépourvus d’ombre). Les Sangs-de-poussière, maintenus dans la misère voire dans le servage, rêvent de passer la frontière pour Ferron (sorte de Canada fantasmé) où ils seraient enfin libres : difficile de ne pas y voir une réécriture dystopique du chemin de fer clandestin ! Enfin, on retrouve aussi l’ambiance sauvage et poussiéreuse de bon nombre de récits sur la Frontière : le danger omniprésent, la nature hostile, les attaques inattendues (ici, pas d’Amérindiens mais des fantômes carnivores).

Nos héroïnes, évadées de leur maison close, effectuent une progression physique (vers Ferron) et mentale (vers la guérison) : on sent bien un stress post-traumatique indéniable chez ces jeunes filles, notamment chez Aster qui est probablement le personnage le plus important et, sur les cinq filles, une des deux seules à avoir dû effectivement se prostituer. Elle ne supporte pas qu’un homme la touche, vit des épisodes de violence frénétique et manifeste tous les signes d’un stress profond. Ce qui se comprend totalement ! La notion de bien et de mal hante tout le roman : est-ce vraiment mal de tuer un « bluffeur », ce client des maisons d’hospitalité qui paie pour abuser de filles prisonnières ? Est-ce de la justice, ou est-ce de la vengeance ? Il y a un petit côté Robin des bois indéniable à la quête de nos héroïnes, qui détroussent les bluffeurs au profit des Filles de la chance qui, vous l’aurez compris, n’ont de chance que le nom.

Récit féministe et dur qui, avec pudeur, ne s’appesantit pas sur la réalité des viols que subissent ces prostituées, Les Filles de la chance est un roman conçu comme une fuite en avant, à la résolution un brin rapide qui semble appeler une suite : espérons-le, nous serions curieux de savoir si Arketta peut tomber !

Les Filles de la chance, Charlotte Nicole Davis. Albin Michel, juin 2021. Traduit par Julie Lopez.

A propos Emily Costecalde 1036 Articles
Emily est tombée dans le chaudron de la littérature quand elle était toute petite. Travaillant actuellement dans le monde du livre, elle est tout particulièrement férue de littérature américaine.

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