Le Fils est un de ces romans dont il est difficile de parler, de par son intensité et sa complexité. Vaste fresque historique, qui court de 1850, de l’époque lointaine où le Texas était encore un territoire dangereux et sauvage à nos jours, le roman de Philipp Meyer a été encensé par la presse internationale et par ses pairs (y compris le célèbre Richard Ford), et figurait dans la liste des finalistes du prestigieux prix Pulitzer cette année (finalement obtenu par Donna Tartt). C’est donc un sacré morceau auquel on s’attelle lorsque l’on décide de découvrir l’histoire des McCullough.
Lorsque s’ouvre le roman, le Texas est encore un territoire à conquérir : les Américains le disputent aux Indiens. L’affrontement est terrible entre les deux, qui ne rechignent pas à s’en prendre aux femmes et aux enfants. Eli, le patriarche des McCullough, le découvre brusquement quand, à seulement onze ans, il est enlevé par les Comanches, assistant aux viols, aux scalps et aux meurtres de sa mère et de sa sœur. Le jeune garçon vit trois années auprès des Indiens, tout d’abord considéré comme un esclave, puis adopté par la tribu. Philipp Meyer nous offre alors les pages les plus intéressantes du roman, en nous détaillant avec un soin quasi sociologique les mœurs des Indiens, tant sociétales, maritales, que funéraires. Au cœur des batailles, Eli apprend à se battre, à scalper, à devenir un homme aux yeux des Comanches. Le lecteur découvre des scènes d’une rare violence, mais pleinement nécessaires à la construction de l’intrigue : le massacre du début du roman en est un bon exemple. Dès lors, la torture, les viols et les expéditions punitives font pleinement partie du quotidien d’Eli, ce qui lui fait considérer la pendaison comme une punition juste pour un vol de chevaux, et la mutilation et la mort méritées pour un adultère. Eli est un pur produit de son époque. Philipp Meyer dresse finalement le portrait d’un siècle rude, sans concessions, où les faibles ne peuvent survivre. Il faut s’endurcir, invariablement. Pourtant, Peter, le fils d’Eli, n’a rien d’un homme capable de se résoudre à la violence pour faire régner sa loi. Leurs récits s’entremêlent, et d’un bond, nous voilà en 1915. Peter a quarante-cinq ans et assiste, impuissant, au massacre de leurs voisins mexicains par des hommes du voisinage, dont son père et ses fils. Bien obligé d’y participer malgré lui, Peter vivra dès lors avec le poids de ces meurtres sur sa conscience.
Le récit de Peter, introspectif et sensible, diffère énormément de celui de son père. Ils appartiennent à deux époques résolument différentes. Eli est un homme du XIXe siècle, qui a vécu la colonisation du Texas, la guerre civile, la défaite du sud, la fin de l’esclavage. Peter, lui, est déjà un homme du XXe siècle. Les deux hommes s’affrontent, et de leurs disputes dépendent l’avenir du domaine tout entier.
Nouveau bond dans le temps, et nous faisons la connaissance de notre nouvelle narratrice, la petite fille de Peter, Jeanne-Anne, née juste avant la Grande Dépression. Jeanne-Anne a grandi dans le coton, même si elle partage avec ses frères et son père un amour farouche de la terre, du domaine, et des bêtes. Refusant de n’être qu’une « femme de », Jeanne-Anne prend les rênes du domaine, et devient bientôt une des plus grosses fortunes du pays, faisant fructifier l’héritage familial grâce au pétrole, la nouvelle manne financière qui émerge en ce XXe siècle. Moderne, déterminée et ambitieuse, Jeanne-Anne dresse le bilan sa vie au terme de sa longue existence. Si elle a pleinement réussi dans les affaires, qu’en est-il de sa vie personnelle ? N’est-elle pas passée à côté de quelque chose ?
Grâce à ces trois personnages, issus d’une époque différente, le lecteur est parfaitement placé pour saisir l’essence même de l’évolution de l’état du Texas au fil des décennies : d’un territoire à conquérir, d’une frontière , l’état devient peu à peu une étendue balisée, tenue d’une main de fer par les exploitants pétroliers. La famille McCullough semble perpétuellement en guerre, contre les Indiens, puis contre les Mexicains. Au destin de la famille, Philipp Meyer ajoute une dimension socio-historique passionnante. Il serait impossible d’évoquer tous les aspects de la vie au Texas à l’époque que nous montre Philipp Meyer, tant le récit est riche et intense.
Indéniablement un excellent roman, le récit de Philipp Meyer est porté par un souffle romanesque impressionnant : si les différentes voix qui font le roman ne sont pas égales (Eli reste, de loin, le plus passionnant à écouter), le résultat final nous séduit totalement. Paradoxalement, on aurait aimé un roman encore plus long (près de 700 pages), pour pouvoir profiter encore et encore du talent de Philipp Meyer.
Ce roman est une pépite !
Entièrement d’accord ! 🙂